L’humiliation peut-elle nous apprendre l’humilité ?

L’humiliation peut-elle nous apprendre l’humilité ?

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Deux mots, une racine, un gouffre : entre abaissement et relèvement, l’humiliation révèle notre besoin vital de reconnaissance.

Depuis quelques mois, un terme semble être de tous les discours médiatiques et politiques. Un pays “humilié” pour avoir perdu un symbole de son patrimoine, un gouvernement “humilié” par l’impossibilité de trouver une majorité, un peuple “humilié” par le déclassement ou les scandales à répétition… Le vocabulaire de l’abaissement a pris le pas sur celui de la simple défaite.

Mais pourquoi ce mot, précisément ? Peut-être parce que l’“humiliation” renvoie à quelque chose de plus profond que la simple frustration : le sentiment d’être rabaissé dans son identité, nié dans sa valeur, exposé dans sa vulnérabilité. L’humiliation, au fond, marque la blessure du respect.

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Face contre terre

Le mot “humiliation” vient du latin humus, la terre. Humilier, c’est littéralement “ramener à terre”. L’image est violente : faire tomber quelqu’un, le pousser à se frotter le visage dans la poussière, jusqu’à ce qu’il perde toute contenance. Cette métaphore étymologique révèle la mécanique la plus nue de l’humiliation : abaisser pour dominer, réduire l’autre à sa simple matérialité. Mais l’humiliation n’est pas qu’un acte. Elle devient aussi un état : celui d’une personne qui ne peut plus, à ses propres yeux ou aux yeux des autres, se relever. Dans sa forme la plus radicale, elle crée ce que certains philosophes appellent une “identité abjecte” : quand l’humilié finit par se voir lui-même comme un être indigne de respect et consent à son propre abaissement.

De là son caractère “statutaire” : humilier, c’est altérer le statut d’autrui. Être humilié, c’est sentir que notre position dans le monde a été défaite, qu’on n’a plus le droit d’être regardé d’égal à égal. On comprend dès lors que l’humiliation provoque deux émotions contraires : la honte, quand on l’intériorise ; la colère, quand on la refuse. Dans les deux cas, elle révèle la fragilité de la reconnaissance : ce fil ténu qui relie l’estime de soi au regard des autres. Et c’est sans doute là que se joue la possibilité de se relever : dans la manière dont on choisit – ou pas – de transformer cette chute en humilité*.

Des faux jumeaux

Mais que signifie vraiment “transformer la chute en humilité” ? “Humiliation” et “humilité” partagent la même racine étymologique, et pourtant tout les oppose. L’humiliation fait tomber, l’humilité relève. L’une rabaisse pour dominer ; l’autre s’abaisse pour comprendre.

Être humble, ce n’est pas se soumettre : c’est reconnaître que notre valeur ne dépend pas seulement de nous-mêmes. C’est accepter que la dignité soit toujours relationnelle : reçue, soutenue, partagée. L’humiliation, elle, rompt ce lien : elle isole, elle ferme, elle nie la réciprocité. Elle transforme la dépendance naturelle à autrui en soumission forcée, en blessure d’existence. Ainsi comprise, l’humilité devient une forme de résistance à l’humiliation. Mieux : elle ouvre le chemin de la reconnaissance.

La dignité en partage

Celle-là même dont le philosophe Axel Honneth a montré combien elle constituait une condition vitale de notre existence sociale**. Être reconnu, ce n’est pas seulement être vu : c’est être confirmé dans sa valeur, dans sa capacité à agir et à compter pour autrui. Cette reconnaissance ne se décrète pas. Elle se tisse, patiemment, dans le regard échangé, dans la parole donnée, dans l’attention réciproque. C’est pourquoi la reconnaissance n’est pas simplement le fait de rendre à la personne humiliée sa place parmi les autres. C’est aussi accepter de voir en soi la capacité, parfois involontaire, d’humilier. C’est comprendre que la dignité est toujours réciproque : on ne la garde qu’à condition de la préserver chez autrui.

Dans cette perspective, l’humilité prend toute sa portée : elle est la posture par laquelle je reste attentif à ce que ma propre présence ne soit pas écrasante, à ce que ma parole n’éteigne pas celle de l’autre. Elle est la conscience que la reconnaissance n’est jamais acquise, mais toujours à reconquérir. Dans chaque relation, chaque échange, chaque désaccord. Et, dans un monde où la tentation de l’humiliation guette partout, la vraie force réside peut-être dans cette retenue : celle qui consiste à ne pas humilier à son tour. Autre option ? S’approprier la formule bien connue des médiateurs : R3 = L3 + L3 + C3***. Autrement dit, considérer la légitimité de point de vue de l’autre, prendre en compte ses limites et sa contribution à la situation avec les moyens dont il dispose.

Marianne Fougère

Plume indépendante et vagabonde

* Sur la manière dont l’humiliation, intime ou politique, sape les fors intérieurs comme le corps social, voir notamment l’essai d’Olivier Abel, De l’humiliation. Le nouveau poison de notre société, Les Liens qui libèrent, 2022.

** Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Gallimard, coll. Folio essais, 2013.

*** Pour en savoir plus, nous vous invitons à consulter cette vidéo de l’atelier des concepts : https://www.youtube.com/watch?app=desktop&v=TYROZKZnZGo.