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De tout temps discréditée voire ridiculisée, la colère pourrait être la clé de notre vitalité. Encore faut-il apprendre à l’apprivoiser, à la reconnaître.
“Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée ; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l’achèvement du dessein de Zeus. Pars du jour où une querelle tout d’abord divisa le fils d’Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille”.
Iliade, Chant 1
C’est sur ces mots, presque ces maux, qu’Homère ouvre son poème fleuve. En réalité, l’Iliade ne se contente pas de partir de la colère. Elle est traversée par elle. De la colère d’Achille contre les Achéens, parce qu’Agamemnon lui a pris Briséis, à celle contre les Troyens, après qu’Hector a tué Patrocle. Deux moments de colère en tout point différents mais qui ont ceci de commun d’être condamnés. Dans l’un et l’autre cas, Achille est en effet blâmé pour son manque de pitié et son incapacité à utiliser sa raison. Dans l’histoire occidentale, le héros tragique ne fait pas figure d’exception. Colère de l’outragée, du dominé, de la possédée, de l’esclave : notre culture, notre philosophie et notre morale procèdent toutes à une dévaluation systématique de la colère. “Réduite à la catégorie du fou, de l’animal, de l’enfant, de l’hystérique, du vaniteux”, la colère est allégrement moquée.
N’en déplaisent à ses détracteurs, la colère est aussi ce “moteur de courage” qui “fait sortir l’individu de lui-même dans une exposition sincère de son sentiment et de sa quête, courant le risque de l’impuissance”. Un élan bien saisi par les épopées et les mythes de la Grèce antique. Et si la colère d’Achille devient au fil des pages “pathétique”, c’est précisément parce qu’elle oublie en cours de route cette force vitale pour relever davantage d’une certaine “morbidité”. Mais la figure homérique nous invite pas moins à interroger la possibilité de réhabiliter la colère.
Vous n’aurez pas ma haine
Avant d’envisager cette option, il convient toutefois de lever quelques malentendus. Car la colère n’a rien à voir avec la haine. Cette dernière est une passion qui “ne détient aucun mobile fondé et se nourrit des fantasmes qui la motivent à désigner un ennemi”. À l’inverse, la colère désigne une émotion. Elle est, écrit Sophie Galabru*, “ une réaction brusque, sentie dans le corps, comme une tension musculaire ; une affection du corps et de l’esprit qui succède à une situation ou un événement blessant, douloureux voire menaçant”. La colère n’a rien d’automatique ni de nécessaire. Parfois, on préfère la taire ou ne pas l’exprimer. Mais jamais, et contrairement à la haine, elle cherchera “à nier l’autre dans son existence, sa liberté et ses droits”.
Pas plus qu’elle ne répondra à une “souffrance subie” par une “souffrance infligée”. La colère possède des vertus restauratrices qui l’éloignent autant de la vengeance que de la violence. Émotion “douloureuse”, la colère s’emploie à restaurer un territoire psychique colonisé, à réparer un corps battu, à retrouver une dignité bafouée. Autant de signaux envoyés à l’autre pour qu’il “désamorce sa menace voire son abus”. En pointant celles qui ont été piétinées, la colère pose des limites. Mieux, elle se positionne en carrefour incontournable pour éviter la violence…
Naître par sa colère
… et faire naître les individus. Comment ? Par des “NON !” instituants. “Dire non protège [en effet] l’individu des autorités abusives”, de ce qui le fatigue, l’aspire ou l’oppresse. Les colères saines sont de celles qui rappellent à l’individu ce qu’il est et même “qui” il est dans toute sa singularité. Elles relèvent du “souci de soi” tant vanté par Michel Foucault et avec pour seule mission de nous “sauver de l’effondrement”. Aussi, doivent-elles être valorisées “comme une énergie permettant de se hisser au milieu des autres plutôt qu’au-dessus d’eux”, d’atteindre la respectabilité et non la supériorité.
Ce qui garantit à la colère de ne pas sombrer dans l’excès ? C’est son caractère intrinsèquement relationnel. Le souci de trouver “sa place dans le monde”, ce “droit d’avoir des droits” comme le dirait Hannah Arendt, implique de reconnaître que “la pluralité est la loi de la terre”. Nous existons car nous coexistons. Impossible, dans ces conditions, de se construire sans accepter “la liberté, la différence et la place de l’autre”. Et ceux qui tentent, malgré tout, de s’imposer en oubliant notre relativité existentielle “ne le peuvent que par la négation de l’autre”. On comprend dès lors tout le danger d’une politique qui préférerait à la reconnaissance et à l’écoute des colères citoyennes le dédain et l’évitement.
Entendre les colères sourdes
Or, des injonctions à la bienveillance dans les entreprises au mépris des gilets jaunes, c’est en réalité tout l’inverse qui se produit. Empathie, résilience, “positive attitude” : toutes tendent à court-circuiter une émotion dont on craint qu’elle parasite l’énergie et la cohésion du corps social. Tout tend à valoriser certaines colères et à en dévaloriser d’autres, jugées moins légitimes. Mais la colère n’est pas dupe. Elle renifle et rejette ces tendances moralement et socialement encouragées qui visent à “aplanir les émotions” et, avec elles, “à effacer l’individu”. Le risque ? Mener à une violence bien plus grande encore, entremêlée d’agressivité, de burn-out et de ressentiment. À trop vouloir étouffer et refouler la colère, on peut craindre que le piège de la dynamique émotionnelle conflictuelle se referme sur nous. Nous refuserons alors d’être dociles pour mieux donner prise et tenter de contraindre l’autre, de lui imposer nos solutions et notre point de vue.
Que faire alors de nos colères ? Les entendre et les reconnaître ne serait-ce que pour éviter que les positions ne se crispent. Prêt d’intention, interprétation, contrainte sont les trois invariants du conflit. Or, très souvent, ils prennent racine dans des colères qui ne trouvent pas à s’exprimer. Inconfortables, les conflits ne sont pas une fatalité. Ils ne doivent donc pas être à tout prix esquivés. Il existe une “conflictualité authentique” qui cherche à expliquer “ce qui fait souffrir ou cause de l’incompréhension”. “La conflictualité authentique, poursuit Sophie Galabru, est celle où chacun est capable d’entendre le désaccord, la différence, la souffrance. Cela ne vaut pas désaffection ou désertion de la relation mais, bien au contraire, son acceptation. La colère exprimée est preuve d’espoir et d’estime, la colère entendue est preuve de l’accueil de l’autre”. La colère exprimée signifie que nous avons encore l’énergie d’interroger la nature et la qualité de la relation qui nous lie. Pour la maintenir, l’entretenir autrement ou mieux la rompre.
Marianne Fougère
Plume vagabonde et indépendante
* Sophie Galabru, Le visage de nos colères, Paris, Flammarion, 2022. Toutes les citations en italiques sont issues de cet essai.