Échappées belles pour se donner du champ

Échappées belles pour se donner du champ

Les voyages forment-ils toujours la jeunesse ? Sans doute. Ce qui est sûr, c’est qu’en changeant d’air, nous ne changeons pas tant de lieux que d’idées.

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Mise à l’arrêt du monde à marche forcée ou mise à l’arrêt forcée de la marche du monde ? Peu importe. L’épreuve du confinement nous a fait prendre conscience d’une chose : nos sociétés sont pétries de mobilité. Si bien qu’un seul voyage vous manque et le monde semble comme dépourvu de sens. Pourtant, nombreux sont ceux qui, parmi nous, ont apprécié avoir enfin le temps, de prendre le temps… sans culpabilité et en pleine transgression des valeurs contemporaines de vitesse. Mais le confinement a vite montré ses limites. Confinés, tout seul ou à plusieurs, impossible en effet de résister à l’impératif de connectivité… D’où l’émergence chez bon nombre d’entre nous des symptômes évidents d’une “zoom fatigue”, que seuls les voyages et les sorties peuvent, sinon guérir, du moins ralentir.

Rester chez soi ou changer d’air ? Cette alternative n’est pourtant pas nouvelle. Entre un Pascal pour qui “tout le malheur des hommes vient d’une seule chose (…) [ :] ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre” (Pensée 136) et un Nietzsche pour qui il s’agit de “demeurer le moins possible assis”, de “ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composée au grand air” (Ecce Homo), notre société est héritière de positions en tout point différentes quant à l’apport des voyages. Mais, aujourd’hui plus qu’hier, il n’est pas facile de savoir comment concilier “plus de chez soi” avec “plus de dehors”, ni de déterminer quelle place accorder dans nos vies aux échappées belles.

En avant marche ! 

Pour Nietzsche, le sujet est clos depuis bien longtemps : “être ‘cul-de-plomb’ (…) c’est le vrai péché contre l’esprit”. À l’inverse, la marche constitue à ses yeux le moteur même de l’inventivité créatrice. Ce qui explique pourquoi le philosophe a mené une existence de nomade, entre la fraîcheur des montagnes suisses l’été et la douceur du bassin méditerranéen l’hiver. Comme Nietzsche, Kant, Thoreau, Rousseau et bien d’autres ont enfilé leurs souliers pour mieux aider leur pensée à cheminer. Est-ce à dire pour autant que marcher rendrait plus intelligent ? Sans doute pas. Mais peut-être plus disponible. À la pensée, à soi, aux autres, au monde.

Les grandes marches comme les pèlerinages attestent de cette disponibilité et du sens politique qui se cache parfois dans la monotonie des pas répétés. En effet, “la marche porte avec elle (…) un espoir, une volonté de bouleversement intérieur, de conversion intime ; or la politique engage la transformation du monde à partir d’une transformation de soi*. Transformation de soi qui ne vaut pas dépassement mais accomplissement. Par son rythme lent, par son dialogue avec les muscles, par la confrontation aux paysages et au silence, le voyage pédestre a valeur de mise à jour. Mieux, de mise au jour. Il permet de révéler ce qui est déjà-là, “d’exister là où on l’on n’existait pas, ou mal, auparavant**, de s’interroger sur ce que l’on fait. Quant aux réponses ? Jamais elles ne viendront. Mais là n’est pas l’important. Le marcheur y verra au mieux un peu plus clair. Il aura néanmoins eu l’occasion, si rare à notre époque, d’envisager qui il est “autrement que dans les ‘avoir’ et les ‘faire’ auxquels certains voudraient pourtant réduire chacun**”.

Les voyages forment la jeunesse

La marche permet en un sens de redécouvrir un certain nombre de joies simples. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les petits enfants qui dansent en marchant. Avec eux, se déplacer ne signifie pas se rendre d’un point A à un point B. Le déplacement est une fête. Hésitants, tournoyants, leurs pas célèbrent la joie de l’autonomie. Comme un rappel de la fonction des voyages à travers les cultures et les âges. De L’Iliade homérique au Perceval de Chrétien de Troyes, en passant par les livres d’apprentissage des compagnons du Tour de France, ne dit-on pas en effet que les voyages forment la jeunesse ? Pourtant, on s’entête encore trop souvent à enfermer l’enseignement derrière les murs d’une salle de classe, à coincer les écoliers assis derrière le pupitre de leurs bureaux. Et quand enfin nous pouvons lever les voiles, c’est à toute vitesse que nous le faisons. Nous passons de site en site, de pays en pays, oubliant au passage que voyager ce n’est pas changer de lieux mais d’idée.

Que le voyage amène un changement de perspective, Marcel Proust l’avait compris bien avant nous. Pour l’auteur de La Recherche du temps perdu, “le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux”. Il encourage à prendre du recul, de la distance. Et pourquoi pas à se retrouver. Quand on voyage, rien n’interdit de laisser en cours de route ou au bord du chemin, les masques sociaux et les rôles imposés. Libre à nous de nous délester des conventions factices et de nous donner du champ. En somme, de redécouvrir “le sens de l’horizon*.

Ingénierie de la rencontre

Ce nouvel horizon, ces nouveaux yeux se doivent d’aller se nourrir de la différence… ce qui ne va pas sans quelques surprises et déconvenues. Car voyager déroute. Privé de ces habitudes et gestes qui d’ordinaire scénarisent et rythment notre quotidien, on ne sait plus très bien comment s’y prendre. Les carnets de voyage traduisent parfaitement ce mélange d’enthousiasme et d’angoisse qui nous saisit lorsque l’on aborde d’autres contrées et rivages. Ils constituent autant de “journaux d’étonnement”, des espaces transitionnels dans lesquels retranscrire l’ambivalence des impressions ou faire le point sur des codes différents.

Si voyager déroute c’est donc parce que la rencontre avec l’autre, à l’étranger, résonne comme une invitation à renoncer aux modèles structurants. Elle témoigne aussi, et de façon exacerbée, de la complexité de la communication et de l’importance de construire une ingénierie de la rencontre. Comment ? En créant des espaces dialogiques que ce soit au travers de la médiation de l’écriture ou de la médiation tout court. 

Marianne Fougère

Plume vagabonde et indépendante

 

* Frédéric Gros, “Marcher, c’est faire preuve de dignité”, in Philosophie de la marche, Le Monde/Éditions de l’Aube, 2018.

** Christian Verrier, “Voyager à pied, une expérience existentielle”, in Le Journal des psychologues, 2010/5, n° 278, p. 32-37.