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L’innovation ne se résume pas à l’IA et aux technologies de rupture, tôt ou tard dépassées. Raison de plus d’investir dans l’humanité, toujours inachevée.
Le 16 mai dernier, Emmanuel Macron se déplaçait à l’Institut Curie. L’objet de sa visite ? La création de seize nouveaux centres de recherche biomédicale dans le cadre du plan Innovation Santé, lancé en juin 2021 par le gouvernement. Anecdotique, cette actualité confirme néanmoins l’affection que porte le chef de l’État à l’innovation. Des discours aux projets de réforme, en passant par les éléments de langage repris par les ministres, l’innovation occupe une place centrale dans la rhétorique et l’imaginaire macroniens… mais pas uniquement.
Force est de constater qu’aujourd’hui la nécessité d’innover s’est emparée de l’ensemble de la startup nation. Ainsi, les entreprises sont-elles sommées d’innover pour rester dans la course, les salariés de redoubler de créativité et les administrations de relever le défi de leur modernisation. Partout, l’innovation devient de plus en plus un impératif. Une injonction à laquelle il est difficile de se soustraire au risque, cependant, de quelques confusions.
Le mythe du progrès
Qui, en effet, n’a jamais pris l’innovation pour le progrès et inversement ? Loin de nous l’idée de vous jeter la première pierre. Après tout, entre sœurs, la confusion est aisée. Mais si progrès et innovation sont toutes deux filles de la Modernité et, plus particulièrement, de la libération par celle-ci du pouvoir de la nouveauté, elles n’entretiennent pas le même rapport au nouveau. Quand le progrès est “cumulatif et linéaire”, l’innovation emprunte davantage à la “destruction créatrice” théorisée par Joseph Aloïs Schumpeter*. L’innovation, qui provient du latin innovare, viendrait ainsi en quelque sorte “renouveler” le mythe historique du progrès plutôt mal en point ces derniers temps.
Mieux, elle viendrait lui substituer un autre mythe : celui de l’entrepreneur, seul à même de changer l’ordre des choses. En témoigne le culte voué aux Henri Ford, Steve Jobs et autres Elon Musk. Séduisante, cette mythologie 4.0 a de quoi prêter à sourire. Repensez aux keynotes du fondateur d’Apple, véritables messes eschato-technologiques. Elle n’en souligne pas moins le lien inextricable entre innovation et leadership. Et sans doute à raison. Introduire une nouvelle idée ou un nouvel usage suppose, en effet, bien du courage, des efforts et, parfois, quelques nuits blanches !
Au commencement était…
Mais, si l’innovation nécessite d’“assumer une responsabilité en situation de radicale incertitude*”, elle ne saurait provenir seulement d’une poignée de personnalités hors du commun. Et ce, peu importe qu’ils et elles se prennent pour le surhomme nietzschéen ou le prince machiavélien. Puisque nouveaux du fait de notre naissance, nous possédons toutes et tous la capacité d’initier de nouveaux commencements. Ce “pouvoir-commencer” constitue, selon Hannah Arendt, le “miracle de la liberté”. Il ouvre la route et donc le monde à l’inattendu, déjouant ainsi toutes les lois de la statistique et leurs trop certaines certitudes. Car, “le fait que l’homme soit capable d’action signifie que l’inattendu peut être attendu de lui, qu’il est capable d’accomplir ce qui est infiniment improbable**”.
Encore faut-il bénéficier pour ce faire des meilleures conditions. Contrôle managérial, chantage à la productivité, deadlines étouffantes, fiches de postes castratrices, … : dans les entreprises, comme ailleurs, tout semble fait pour brider la créativité des individus. Le vieux taylorisme est bien mort, mais son esprit continue de hanter l’organisation de l’activité. Le danger ? “L’esprit du taylorisme ne dispose pas à l’autonomie de pensée et d’action indispensable pour que l’esprit d’innovation soit efficient*”. Un comble alors que bien des organisations sont poussées à réinventer leurs manières de faire. À bricoler.
Dépasser le déni de vulnérabilité
Or, bricoler c’est “s’arranger avec les ‘moyens du bord’***” et ne pas s’en remettre au tout technologique. Bricoler, c’est accepter d’hésiter, de tâtonner, d’expérimenter, de rafraîchir continûment son travail de composition. C’est accepter aussi le caractère faillible, imprévisible et vulnérable de tous les commencements. Le problème ? Notre conception de l’innovation repose sur un “déni de vulnérabilité”. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil aux débauches actuelles d’énergie et de moyens dans le seul but d’augmenter l’humain…
Mais, n’en déplaise aux transhumanistes, embrasser la vulnérabilité n’impose pas de renoncer à l’action simplement “de l’orienter autrement” et “de repenser ce que signifie la perfectibilité*”. Pour l’inventeur de ce néologisme, Jean-Jacques Rousseau, envisager l’homme comme un être perfectible suppose de reconnaître l’impossibilité de définir l’être humain une fois pour toute. L’homme est “plastique” et non en plastique ! Il est un être social et historique capable d’agir réflexivement sur lui-même et sur le monde. Ainsi, de par notre perfectibilité, nous sommes collectivement en mesure de donner naissance à de nouveaux dispositifs sociaux, d’instituer de nouveaux types de socialité, d’envisager la société comme elle pourrait être, c’est-à-dire plus juste, plus décente, moins inégalitaire… À condition, toutefois, de s’accepter inachevés. Aussi, dans une période comme la nôtre, traversée par les crises et menacée de toutes parts par les effondrements, n’est-il pas temps d’humaniser l’innovation ? N’est-il pas temps de troquer ruptures et disruptions contre “une méditation [une médiation ?] de l’inachèvement humain*” ?
Marianne Fougère
Plume indépendante et vagabonde
* Thierry Ménissier, Innovations. Une enquête philosophique, Paris, Hermann, 2021.
** Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, coll. Agora, 1994.
*** Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.