Présidentielles : et si, dans un mois, personne n’allait voter ?

Présidentielles : et si, dans un mois, personne n’allait voter ?

Petit exercice de politique fiction pour sortir des sentiers battus et mieux repenser notre relation aux autres, à nos émotions et autres contradictions.

Chaque mois, Accords Médiations vous propose

de décrypter une actualité ou un fait de société, et vous propose sa vision.


Quel temps de chien pour aller voter, se lamenta le médecin de l’avenue de la République après s’être retourné, non sans difficulté, sur le dos. J’espère que ces courbatures ne sont rien de plus que les restes du tennis hier, espérait-il tandis que sa femme somnolait, légèrement recroquevillée sur elle-même, de l’autre côté du lit. Après quelques visites, ce ne sera qu’un mauvais souvenir, le rassura-t-elle. En revanche, je crois bien avoir de la fièvre moi. Le médecin toucha du plat de la main le front de sa femme sans constater de différence de température, Je vais aller chercher le thermomètre dans la salle de bain déclara-t-il. Mais ses jambes refusèrent de s’extirper de sous la couette. Après plusieurs tentatives, il dût se résigner, Je crois que je suis aussi souffrant que toi et ça tombe très mal. Tu veux dire par rapport aux élections, demanda du bout des lèvres sa femme. Si seulement, il n’y avait que cela, gémit le médecin. Mon agenda est rempli de consultations. Avec ce déluge, ça sera une vraie prouesse si le standard trouve suffisamment de monde pour se rendre chez les patients. Il s’empara de son smartphone pour prévenir SOS Médecins de son indisponibilité, puis annuler un à un tous ses rendez-vous. Il n’irait pas non plus voter, C’est la première fois de ma vie, fit-il observer à sa femme qui grommela en guise de “moi aussi”. En même temps, poursuivit le médecin, toi comme moi nous n’avions aucune idée de pour qui voter. Mais de là à ne pas y aller… ça tombe vraiment mal. Et cette pluie qui n’en finit pas de tomber…

Quel temps de chien pour aller voter, se lamenta le président du bureau de vote numéro quatorze après avoir refermé avec violence son parapluie ruisselant et ôté une gabardine qui ne lui avait pas servi à grand-chose pendant la course hors d’haleine de quarante mètres depuis l’endroit où il avait laissé sa voiture jusqu’à la porte par laquelle il venait d’entrer, le cœur battant à se rompre. J’espère ne pas être le dernier, dit-il au secrétaire qui l’attendait, légèrement en retrait, à l’abri des bourrasques de pluie soufflées par le vent qui inondaient le sol. Il manque encore votre suppléant, mais nous sommes dans les temps, le rassura le secrétaire, Avec ce déluge, ça sera une vraie prouesse si toute l’équipe est présente, déclara le président en pénétrant dans le bureau de vote. Il salua d’abord ses collègues de table qui feraient office de scrutateurs, puis les représentants des partis et leurs suppléants respectifs.

La matinée s’étirait et les électeurs se faisaient toujours désirer. À la mi-journée, l’équipe n’eut pas besoin de froncer trop fort les sourcils pour distinguer au travers des parois transparentes les trois enveloppes gisant au fond de l’urne, Nous n’avons qu’à montrer l’exemple, déclara le président à l’assemblée qui le regardait perplexe. Ne dit-on pas que le chaland attire le chaland ? Il se leva, se dirigea vers le bout de la table puis saisit, l’un après l’autre, sans se presser, les bulletins des différents candidats à l’élection présidentielle. C’est en les tenant fermement dans sa main droite, et tous sans exception aucune, qu’il se dirigea ensuite vers l’isoloir pour s’y réfugier quelques instants. Il en ressortit avec l’assurance de ceux qui n’ont d’autre choix que de l’être. Tous les regards étaient tournés vers lui au moment où il tendit passeport et carte d’électeur au premier assesseur, A voté, murmura le second, une fois sa signature consignée et le bulletin glissé dans le creux de l’urne. À votre tour, invita le président aux autres membres du bureau qui s’empressèrent de l’imiter. Mais leurs gestes manquaient cruellement de conviction, Ils ont prévu la fin des intempéries pour le milieu de l’après-midi. Vous verrez, nous serons bien trop vite débordés.

Il avait cessé de pleuvoir, mais rien ne laissait entrevoir que les espoirs civiques du président seraient couronnés de façon satisfaisante par le contenu d’une urne dans laquelle les bulletins réussissaient tout juste à tapisser le fond. Tous les présents étaient du même avis, l’élection était un échec politique retentissant. Le temps passait.

De l’autre côté de l’avenue de la République, le médecin et sa femme était toujours cloués au lit. Ils n’avaient pas pu fermer l’œil de la journée tant le téléphone n’avait pas arrêté de sonner, C’est comme si la ville avait décidé de tomber malade en même temps, se plaignit le médecin après avoir raccroché pour la énième fois avec un patient. La situation lui paraissait aussi dingue que ces jambes, et celles de tous ces gens, qui refusaient de bouger d’un orteil. Et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de penser aux élections qui se tenaient en face. Sans lui. Tu veux regarder avec moi l’annonce des résultats, demanda-t-il en se tournant vers sa femme, toujours recroquevillée sur elle-même. Sans attendre sa réponse, il lança sur son téléphone le direct de la première chaîne du service public. Le journaliste qui animait la soirée électorale avait l’air grave. Les dégâts causés par le mauvais temps avaient peut-être été plus importants que prévu, se dit le médecin sans prêter attention au fait qu’il n’y avait personne d’autre sur le plateau. Il remarqua, en revanche, les effectifs pour le moins réduits des équipes en multiplex, Regarde comme l’image est si mal cadrée, lança-t-il à sa femme. On croirait presque que les journalistes se filment eux-mêmes ! Les QG des candidats paraissaient déserts. À 20 heures pétantes, le verdict tomba : 95 % de taux d’abstention. Un score digne de l’élection d’un démocrate autoritaire. Pas âme qui vive ne s’était présentée dans les bureaux de vote. Seules les personnes qui les tenaient avaient rempli leur devoir civique. Pendant ce temps, les standards des urgences, des cabinets médicaux et autres associations de médecins enregistraient leur meilleure audience.

Le Premier ministre reconnut que la gravité de la situation était extrême, que la patrie avait été victime d’un attentat infâme contre les fondements mêmes de la démocratie représentative. Moi, j’appellerais plutôt ça une offensive de grande ampleur lancée contre le système, déclara le ministre de la Défense qui se permit de présenter un point de vue divergent.

Les plus grands politistes du pays et les plus sombres conseillers de l’ombre furent consultés. Pour ce genre de situation, la Constitution se gardait bien de tout commentaire. Bon gré, mal gré, il fut alors décider que le premier tour serait réorganisé le dimanche d’après. Et si là encore personne n’allait voter ? Les services météo prévoyaient pour le moment du beau temps. Mais est-ce que cela serait suffisant ?…

 

Marianne Fougère
Plume vagabonde et indépendante

* Les passages en italiques dans le texte sont extraits du roman La Lucidité écrit par José Saramago (Prix Nobel de littérature 1988) et paru aux Éditions du Seuil en 2006.