2023 en ligne de mire : n’est-il pas urgent de prendre le temps ?

2023 en ligne de mire : n’est-il pas urgent de prendre le temps ?

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À l’heure des bilans de fin d’année et des projections vers 2023, le temps n’est-il pas venu d’interroger notre rapport au temps ?

En cette fin d’année, que dire sinon que nous semblons être à la croisée des chemins. Le monde change et nous avec. Ce qui a changé aussi, c’est notre rapport à l’espace et au temps. En témoignent l’expérience des différents confinements. Ces derniers nous ont, en effet, obligés à passer l’essentiel de notre temps dans un espace restreint et limité. En télétravail ou en chômage partiel, seul ou à plusieurs, ce cadre spatio-temporel contraint et non choisi a transformé notre rapport au temps. Il nous a surtout rappelé que nous sommes en réalité “tout le temps confinés dans le temps”, celui-ci étant comme “une étreinte” dont nous pouvons difficilement nous dégager, “sauf peut-être par la mémoire ou l’imagination1”.

“Mélange sidérant d’hyperconnectivité numérique et de jachère sociale, d’urgence absolue et de calme apparent, de tranquillité dans les rues et de course contre la montre en certains autres lieux1, la période récente nous a mis face à nos contradictions. Nous regrettons souvent de manquer de temps. Mais, quand nous en disposons à foison, nous ne pouvons nous empêcher d’être rattrapés par un sentiment d’angoisse. L’intoxication par la hâte laisse peu de temps à la langueur, l’attente ou l’impatience qui, toutes, ont été remplacées par la peur de louper quelque-chose, le fameux FOMO (fear of missing out). Notre existence se mesure alors au nombre de fenêtres de discussion ouvertes sur l’écran de notre ordinateur, au nombre de signes d’approbation reçus par nos “amis”, aux selfies postés sur les réseaux sociaux. Quand ce n’est pas le temps qui tente de reprendre la main sur l’espace. La preuve : qui demande encore “Combien de kilomètres dois-je parcourir pour te rejoindre ?” Nous préférons dire : “Combien de temps vais-je mettre pour te retrouver à Miami si je suis à Rome ?” Et nous voilà à courir partout, tout le temps. Car nous n’avons jamais le temps. Et lorsque nous l’avons, nous préférons repousser à plus tard.

Passer la seconde

Cette “accélération” des rythmes de vie n’est pas nouvelle2. À chaque révolution industrielle la sienne. Ainsi, le Moyen-Âge a substitué aux cycles et aux saisons des Anciens, les semaines et les jours. Avec l’apparition de la Modernité, aux 19ème et 20ème siècles, le temps se décompte en minutes et en secondes, avant d’être mesuré aujourd’hui en nanosecondes. Ce qui a changé, c’est donc l’intensification de cette accélération. Cette “vie intense”, pour reprendre les mots de l’écrivain Tristan Garcia, nous place sous la dictature du temps réel3. Obsédés que nous sommes par la vitesse, nous finissons par en oublier la richesse de l’expérience du temps. Celle qui dans l’apprentissage devrait nous conduire à accueillir patience et réflexion. Plutôt que de céder à la facilité de savoirs prêts à consommer livrés par Internet. Celle qui dans nos relations amoureuses devrait nous apprendre à embrasser cette phase si précieuse de découverte et d’apprivoisement mutuel. Plutôt que de céder à la tentation de l’immédiateté du match. Celle qui dans le monde de l’entreprise loue l’agilité et la rapidité. Plutôt que de reconnaître le travail bien fait.

Le temps est bel et bien devenu un avantage concurrentiel décisif. Mais, dans un monde où les rapides dévorent les plus lents, pas sûr qu’accélération rime avec cohésion sociale et inclusion. Si le mouvement d’accélération sied parfaitement aux startups qui doivent scaler avant tout le monde, il précarise ceux qui, parmi nous, sont les moins qualifiés. La mobilité n’est pas à la portée de tous. Et pourtant, c’est à l’ensemble du corps social que l’on demande d’accélérer. Car, c’est à ce prix que la France rejoindra, un jour peut-être, les rangs des startups nations. Chacun tente alors de se raccrocher à ce qu’il peut. Et parfois au pire.

Le temps d’après

Les institutions sociales procèdent, en effet, d’une autre temporalité. Elles ont besoin de permanence, celle-là même que l’accélération des rythmes de vie cherche à abolir. On comprend dès lors combien dans des sociétés devenues “liquides4” il devient difficile de nouer des relations. À l’heure de l’individualisme-roi et du changement permanent, celles-ci deviennent de plus en plus impalpables et improbables. Le principe d’enracinement, si bien décrit par Simone Weil, est affaibli à l’extrême5. Les liens humains et les solidarités interpersonnelles se fragilisent à vue d’œil. Quant à la qualité relationnelle ? Son entretien demande du temps… Que toutes les organisations ne sont pas prêtes à prendre. Par crainte peut-être de s’engager sur le long terme. Par peur sans doute de se projeter.

Or, vivre en société “implique d’accorder à l’avenir un certain statut, de lui donner des allures de défi1. Mais, collectivement, nous peinons à l’investir avec des projets et des paris, des idées et des désirs. En cause ? L’inflation du présent qui, en le confisquant, a transformé le futur en objet de défiance voire d’aversion, du fait de son incertitude. Passé l’engouement éphémère pour un monde d’après, le futur a cessé d’être désirable. Pire, il est devenu synonyme d’insécurité et source d’éco-anxiété. Certains se lancent alors dans des déductions continuistes à partir du présent. Quand d’autres tentent de planifier l’avenir de façon déterministe ou de le projeter dans des conjonctures idéalistes. Mais n’existe-t-il pas d’autres solutions pour faire nôtre cette expérience d’incertitude ? Et si le passage à la nouvelle année constituait précisément l’occasion de reprendre une tâche trop longtemps délaissée ? Sans plus attendre, il s’agirait de prendre acte d’un non-savoir. À commencer par ce que nous réserve 2023. Sans pour autant succomber à la peur. Comment ? En l’habitant en tenant compte de ce que nous savons déjà et de ce que nous ignorons toujours, mais aussi de ce que nous voulons et de ce que nous sommes en train d’apprendre. C’est ainsi seulement que le temps se retrouvera redynamisé. Et soyons patients : il est encore temps ! Aussi, “ne perdons pas de temps, à nous hâter !” (Lanza del Vasto).

Marianne Fougère

Plume vagabonde et indépendante

 

1 Étienne Klein, “Avec le confinement, notre espace-temps est chamboulé”, The Conversation, 29 avril 2020.

2 Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2013.

3 Tristan Garcia, La vie intense. Une obsession moderne, Paris, Autrement, coll. Les grands mots, 2018.

4 L’Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Paris, Éditions du Rouergue, 2004.

5 Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1990.