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Se soucier des fractures sociales est d’autant plus important qu’elles participent de la construction de commun et de la (re)configuration des relations.
Crise climatique, crise sanitaire, crise migratoire, crise financière, crise économique, etc. : aujourd’hui, aucun aspect de nos vies quotidiennes n’échappe à l’expérience de la crise. La notion de crise représente le prisme au travers duquel nous interprétons notre situation contemporaine. Et si elle n’est pas évoquée, ce sont ses cousines qui sont mobilisées : guerres fratricides, fractures sociales, tensions diplomatiques, frictions géopolitiques, violences urbaines apparaissent comme les symptômes d’une crise généralisée.
Que faire alors dans pareil contexte ? La classe politique tente de réagir et voit dans les crises multiples autant d’opportunités pour nourrir des revendications populistes ou d’excuses pour refuser d’assumer sa part de responsabilité. Quant aux citoyens ? Ils trouvent en elles un ressort d’action virtuelle – en signant, par exemple, des pétitions en ligne – ou, au contraire, des raisons les poussant à se désinvestir toujours davantage du champ politique. Loin de nous l’idée, cependant, de jeter la première pierre. Ni aux uns ni aux autres. Les invocations quotidiennes de la crise anesthésient notre sensibilité à ses manifestations. La production à la chaîne de déclarations de crise (“nous sommes en crise !”) engourdit notre capacité à tous de répondre aux crises qui se présentent réellement à nous.
La crise au pouvoir
Car les crises ne sont pas nécessairement les désastres que nous imaginons. Prenons l’exemple d’une crise sociale. À quoi nous invite-t-elle sinon à réaffirmer ou à renier les relations existantes ? En ce sens, les crises portent sur le devant de la scène l’enjeu de l’interconnexion humaine. Elles interrogent la possibilité d’un vivre-ensemble, c’est-à-dire la dissolution aussi bien que la possible (re)construction de commun. Elles soulèvent la question de la qualité de nos relations.
À condition, toutefois, de ne pas y répondre à l’aide de réponses toutes faites. S’en remettre à des préjugés participe à rendre la crise plus aiguë. Mais, surtout, une telle attitude nous fait passer à côté de l’occasion de réfléchir. Ce que toutes les crises, pourtant, nous fournissent. Y compris les plus récentes, les plus clivantes et même les plus violentes. Aussi, par-delà les récupérations politiques et les commentaires en tout genre, est-il urgent de saisir l’actualité brûlante des dernières semaines comme l’opportunité de rompre avec nos préconceptions de ce qu’est le vivre-ensemble. Que risque-t-on, en effet, à nous affranchir d’une certaine image de la communauté ? Et si le commun n’était jamais déjà là mais toujours à construire ? Et si les fractures sociales ne révélaient pas la fin de la communauté mais la preuve de sa plasticité ?
Solidarité sans solidité
En empruntant ce dernier terme à la neurobiologie, il ne s’agit pas, bien sûr, d’identifier cerveau et communauté ! La plasticité cérébrale fait référence à la capacité de notre cerveau à se modifier lors des processus de neurogenèse, à créer, défaire ou réorganiser les réseaux de neurones et les connexions de ces neurones. Mais rien n’interdit de conserver cette intuition d’un système dynamique qui sans cesse se renouvelle. L’enjeu ? Envisager une façon fluide d’imaginer la communauté. Les crises, nous l’avons dit, placent les communautés dans une situation d’entre-deux qui peut s’avérer tout autant catastrophique que régénérateur. En cela, elles dévoilent le caractère ambivalent des lignes d’érosion. Elles nous invitent à résister à la tentation de rigidifier les divisions et de solidifier les identités. Elles donnent à voir une image de la communauté dans laquelle des liens se dissolvent et d’autres se créent, des configurations de relations émergent et d’autres se volatilisent. Sans heurt ni relâche du moment que l’on accepte de faire travailler les écarts.
Or, pour ce faire, certains lieux s’avèrent plus propices que d’autres. C’est le cas, notamment, des entretiens et des réunions de médiation. Ces dernières, en effet, rendent visibles les fractures qui émaillent une relation. Elles invitent surtout les parties à s’y confronter. Du fait de cet engagement commun, les individus sont en mesure de transformer, à la lumière des actions et des paroles de chacun, la compréhension qu’ils ont d’eux-mêmes et de la relation qui les unit. Les fractures ne sauraient donc être perçues uniquement comme des obstacles à l’établissement de liens. Elles offrent aussi la possibilité de réinventer les relations, d’en améliorer la qualité. De quoi en finir avec le pessimisme ambiant ? Peut-être. Car la crise sollicite notre capacité d’apporter de nouvelles réponses. Et c’est à nous, rien qu’à nous, qu’il revient de décider quelles relations nous voulons entretenir ou interrompre, de prendre la responsabilité d’un monde partagé avec d’autres, de reconstituer ou non une communauté sur le point d’être dissoute.
Marianne Fougère
Plume vagabonde et indépendante