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Si tout n’est peut-être pas pardonnable, tout le monde devrait avoir droit non pas au pardon mais à la médiation.
« Je vous demande pardon ». Cette phrase nous la rencontrons tous les jours et ce, alors même que nous aurions pu penser que la sécularisation du monde aurait réglé son sort au pardon. En réalité, c’est le contraire qui s’est produit. On n’a jamais autant parlé de pardon. On n’a jamais autant brandi le pardon comme un étendard, presque comme une arme fatale. Ainsi, à la Une de nos journaux, le pape François demande pardon aux victimes françaises des Frères de l’instruction chrétienne de Saint-Gabriel et le président allemand Frank-Walter Steinmeier pour les crimes commis en Tanzanie à l’époque coloniale. Dans le secret des chaumières, un conjoint·e demande pardon pour son infidélité ou un enfant pour une bêtise sans (grande) importance. Au hasard de nos vies quotidiennes, nous nous surprenons à demander pardon à une inconnue quand nous n’avons pas compris ce qu’elle vient de dire ou quand nous essayons de nous frayer un chemin dans les allées étroites de nos supermarchés.
Nous pourrions multiplier les exemples tant la question du pardon infuse nos comportements collectifs et individuels, tant le pardon s’est étendu à tous les domaines de la vie humaine. Théologie, morale, politique, justice, histoire : nous pardonnons à toutes les sauces. Et, surtout, nous exigeons des autres qu’ils en fassent tout autant ! Au point de vider le pardon de son sens. Au point de ne plus savoir qui de la morale, de la justice ou de la politique l’instrumentalise.
Le pardon et au-delà
Car, sous ses traits familiers, le pardon n’est pas aussi saisissable qu’il n’en a l’air. Ne devrions-nous pas, en effet, distinguer le pardon demandé (et pas toujours obtenu…) du pardon offert (et pas toujours reçu…) ? On le dit nécessaire pour la “guérison de soi”. Mais cette nécessité est-elle vraiment de même nature que la nécessité du pardon pour le “rétablissement de la paix publique” ? Rien n’est moins sûr. Quant au pardon lancé à longueur de journées, il semble ne rien avoir à faire avec celui qui, “sublime”, surgit au contact de ce que l’on pensait être, pourtant, impardonnable. Comme, par exemple, les crimes contre l’humanité.
Ces derniers ont, d’ailleurs, donné lieu à de vives querelles philosophiques. D’un Vladimir Jankélévitch faisant l’éloge du pardon dans sa forme la plus gratuite et la plus désintéressée tout en refusant de pardonner ce qu’il a expérimenté dans sa propre chair à un Emmanuel Levinas pour qui seul l’offensé peut énoncer le pardon, en passant par Jacques Derrida qui, tout en admettant l’existence de choses impardonnables, ajoute que c’est précisément en ce point qu’un authentique pardon devient possible : tous ces penseurs ont inscrit le pardon dans un registre purement désintéressé et inconditionnel.
Un pardon sous condition
Mais, si l’on en revient à des considérations, disons plus “terre-à-terre”, qu’entendons-nous quand nous prononçons à voix haute le mot “pardon” ? L’anthropologue Marcel Mauss nous répondrait sans doute que, dans ses oreilles, c’est “par don” qui résonne. Et quel sacré don que de savoir pardonner ou d’accorder son pardon ! Mais, si pour Mauss, l’échange pense ensemble l’existence du don et du contre-don, le pardon impose de solder un compte alors même qu’il ne tombe pas juste. Le pardon, en ce sens, implique une perte nécessaire.
Je ne sais pas vous, mais moi j’entends tout autre chose à l’évocation du “pardon”. Je crois percevoir dans pardon “part donc” comme pour inviter quelqu’un à lâcher-prise, à aller de l’avant, à s’éloigner au plus vite d’une situation ou d’une personne toxique pour elle. Comme si le pouvoir de pardonner libérait, et le donneur de pardon et le receveur du pardon, des conséquences d’une parole ou d’une action. Face à l’irréversibilité de l’action humaine, le pardon ne nous condamne donc pas au statu quo et à l’immobilité. Il est au contraire, si l’on en croit Hannah Arendt, ce qui permet d’introduire de nouveaux commencements, d’ouvrir des possibles. En l’utilisant à bon escient, nous pouvons surtout nous lier et nous délier mutuellement.
Au-delà du pardon
Et c’est peut-être ici que le bât blesse justement. À force d’être convoqué à tort et à travers, d’être conjugué à tous les temps et à tous les registres, le pardon semble perdre de son efficacité, hormis peut-être pour ces “Institutions du pardon” que sont les religions. Si ces dernières s’accrochent comme elles le peuvent à leur monopole, force est de constater que la concurrence autour du pardon est rude. Mais, à force d’être généralisé voire systématisé, le pardon, parce qu’il devient unilatéral, empêche tout véritable dialogue entre celles et ceux qui demandent pardon et celles et ceux qui le reçoivent et/ou l’accordent.
À l’inverse, la médiation ne fait pas du pardon une condition sine qua non du vivre-ensemble. Au-delà du pardon, elle invite les personnes à décider ensemble d’entrer en discussion, à formuler des engagements communs. Ce n’est pas la réconciliation qui est visée. Mais l’entente sociale que chacune des parties s’accorde à cultiver. Aussi, à l’heure où les outils du pardon semblent présenter quelques signes de faiblesse, peut-être serait-il intéressant d’envisager non pas la généralisation du pardon mais la démocratisation d’un droit à la médiation. Ne serait-ce que pour envisager autrement les maladresses des uns et des autres.
Marianne Fougère
Plume indépendante et vagabonde