Naviguer en milieu hostile : une autre voie possible ?

Naviguer en milieu hostile : une autre voie possible ?

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Surenchère juridique et loi de la jungle vont de concert : elles font du conflit une affaire d’adversaires et non un enjeu relationnel.

Majorité présidentielle vs. opposition(s), pour vs. contre, europhiles vs. eurosceptiques, mondialistes vs. souverainistes, électeurs vs. abstentionnistes, partisans vs. adversaires, etc. : en cette période préélectorale, rien n’est plus d’actualité que la logique des camps. Mais celle-ci ne saurait être circonscrite au seul quotidien de notre vie politique, aussi brûlant et hostile soit-il. L’histoire de la philosophie est, elle aussi, jalonnée de nombreux antagonismes. Avec une préférence, il est vrai, pour les combats de coqs… ou, du moins, pour la métaphore bestiale.

Ainsi, il y a ceux qui, comme Aristote, pensent que l’homme est, par nature, un “animal politique”. À l’inverse, il y a ceux qui, comme Thomas Hobbes, estiment que “l’homme est un loup pour l’homme” et donc que la communauté politique n’a rien de naturel, qu’elle doit être créée de toutes pièces par l’instauration d’un contrat et, in fine, l’invention de l’État. Mais, il y a ceux qui, comme Machiavel, essaient de souffler le chaud et le froid, en conseillant au Prince d’être tout à la fois lion et renard, de manier aussi bien la force brute que la tromperie. Et il y a ceux qui, comme Emmanuel Kant, essaient de réconcilier tout ce beau monde…

Enfin la paix ?

Dans son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784), le philosophe de Königsberg aspire, en effet, à réunir sous une seule et même dynamique les passions qui divisent les êtres humains et celles qui les rassemblent, vaste projet qu’il formule au travers du concept d’“insociable sociabilité”. Un oxymore ? Plutôt la tentative de souligner et notre prédisposition à rechercher la compagnie de nos semblables et notre penchant à vouloir nous en séparer et à régler nos affaires comme bon nous semble. En somme, une stratégie du “en même temps” qui donne raison autant aux Anciens qu’aux Modernes. 

Mais, n’en déplaise aux “boomers” grecs, Kant est un enfant des Lumières. Aussi, est-il convaincu que “le plus grand problème pour l’espèce humaine, celui que la nature contraint l’homme à résoudre, est d’atteindre une société civile administrant universellement le droit”. En d’autres termes, le but ultime que la nature nous a confié est de nous soumettre à des lois communes. La dynamique de l’insociable sociabilité doit donc aboutir à l’établissement de règles de droit et, si possible, s’appliquant à toutes les nations et les citoyens du monde. Au risque, sinon, de se voir multiplier les guerres et la surenchère…

À la racine de tout conflit

Aussi louable soit-il, force est de constater que le projet kantien de paix perpétuelle n’a pas rencontré tout le succès espéré… Peut-être conviendrait-il, dès lors, d’inverser le point de vue ? Car, que font les Kant et autres Hobbes si ce n’est que, sous couvert de fables ou d’utopies cosmopolitiques, proposer des solutions “techniques” ou “juridiques” au “maléfice de la vie à plusieurs*” ? Le contrat social comme le droit constituent, en effet, autant de façons de gérer voire de prévenir les conflits à venir.

L’un et l’autre oublient néanmoins que les conflits sont, par définition, des relations, certes dégradées, mais des relations avant tout. D’où, toute l’importance de ne pas être obnubilé par les aspects techniques et juridiques et de se concentrer plutôt sur “la manière dont le conflit a progressivement détérioré la relation. Comment ? En commençant, à l’instar du médiateur professionnel, par identifier les composantes de la relation, les “états émotionnels et leurs causes” et, en second lieu, en accompagnant “une éventuelle négociation contributive sur les enjeux et les intérêts**. C’est à cette seule condition qu’il devient possible de cultiver l’entente et la qualité relationnelle même en milieux hostiles. Sans revenir à l’état de nature ni se soumettre à la loi de la jungle. 

Marianne FOUGÈRE

Plume indépendante et vagabonde

 

* J’emprunte son titre à l’ouvrage d’Étienne Tassin, Le maléfice de la vie à plusieurs. La politique est-elle vouée à l’échec, Paris, Bayard, 2012.

** Jean-Bruno Chantraine, Jean-Louis Lascoux, Médiations en milieux hostiles. 15 expériences de résolution de conflit, Paris, ESF Sciences humaines, 2023, p. 146 ; p. 149-150.