de décrypter une actualité ou un fait de société, et vous propose sa vision.
Que risque-t-on lors de nos prochains différends à accueillir le point de vue de l’autre plutôt que de le silencier ou d’imposer le nôtre ?
Antigone
Veux-tu plus que ma mort, maintenant que tu m’as prise ?
Créon
Moi ? Rien d’autre ; si j’ai cela, j’ai tout.
Antigone
Que tardes-tu donc ? De toutes tes paroles
aucune qui me soit agréable ni puisse jamais l’être,
et les miennes aussi sont de nature à te déplaire.
Pouvais-je obtenir gloire plus glorieuse
que de donner à mon frère une sépulture ?
Tous ceux-ci en conviendraient
si la crainte ne fermait leur bouche.
Mais la tyrannie a cette chance entre autres
de faire et de dire ce qu’elle veut.
Sophocle, Antigone (v. 497-507)*
Ce passage n’est sans doute pas le plus connu ni le plus commenté de la pièce de Sophocle. Les mystérieuses lois “non écrites, mais immuables” convoquées par Antigone pour justifier sa désobéissance à l’édit du roi Créon ont fait couler largement beaucoup plus d’encre. Pourtant, ces vers sont lourds de sens. À leur lecture, apparaît entre les lignes un point commun entre les adversaires les plus célèbres de l’histoire du théâtre occidental. En effet, par-delà leurs différences et leur différend, Antigone et Créon ont tous deux la fâcheuse tendance à “raisonner” en termes de gain, de profit ou, le cas échéant, de perte.
Ainsi, Antigone, lucide quant à la vulnérabilité humaine face à la mort, déclare-t-elle que c’est un gain pour elle si elle meurt précocement, que ce gain est d’autant plus précieux quand on vit comme elle parmi tant de malheurs (v. 461-464). Créon, quant à lui, est bien déterminé à ne pas laisser Antigone triompher, à ne pas lui laisser occuper le rôle de l’homme à sa place (v. 484-485) et estime qu’il aura tout s’il a la mort d’Antigone (v. 598). Un tel vocabulaire traduit sans doute une certaine loi du genre. Après tout, la tragédie ne place-t-elle pas en son cœur même l’idée d’une inéluctable perte ?
Conflit en sourdine
Mais, la volonté de chacun des protagonistes à vouloir défendre à tout prix leur bout de gras ne traduit-elle pas autre chose ? Pire, cette posture ne remet-elle pas en cause ce que l’on tenait pour “vrai” ? Et si le conflit qui nourrit nos imaginaires littéraire, philosophique et politique n’avait finalement jamais eu lieu ? Pour que cela soit le cas, ne faudrait-il pas, en effet, qu’existe un espace dans lequel chacune des parties en présence puisse s’exprimer ?
Or, à écouter Créon, on peut douter de l’existence de pareil espace. Le dialogue, si dialogue il y a, entre l’oncle et sa nièce, commence véritablement avec la réplique suivante du premier :
“Quant à toi, dis-moi d’un mot, sans phrases,
savais-tu la défense que j’avais proclamée ?” (v. 446-47)
Créon ne se contente pas de poser une question fermée. Il ajoute une règle au jeu de questions/réponses, celle-ci ne laissant à Antigone d’autre choix que de hocher la tête dans un sens ou dans l’autre…
Dialogue de sourds
Et même en l’absence de pareilles conditions, pensez-vous vraiment que le roi de Thèbes serait disposé à prêter une oreille attentive à l’ado rebelle ? Rien n’est moins sûr. Car, pour Créon, Antigone “n’est déjà plus” (v. 567). Aussi, écouter lui coûterait bien trop cher. Cela exigerait de lui, non pas d’accepter ou d’acquiescer aux tirades d’Antigone, mais de reconnaître que celle-ci parle et, surtout, qu’elle lui parle. Une attitude qui requiert de maintenir une certaine distance avec autrui tout en laissant ouverte la possibilité d’un échange.
Dans Antigone, cette exigence minimale d’écoute et d’attention est loin d’être remplie. Nous saisissons dès lors mieux le sens de la réplique de Créon : pourquoi, en effet, s’embarrasser de vraiment communiquer, quand un seul geste, comme un hochement de tête, suffirait à Antigone pour exprimer sa désapprobation à l’égard de l’édit royal ? La conséquence ? Elle est immédiate. Et sans appel. Jamais dans la pièce de Sophocle n’est engagé l’effort de considérer la source du conflit tout à la fois comme différence et potentielle mise en relation.
Mentalité élargie
Jamais, non plus, n’est envisagée la possibilité d’élargir sa mentalité, c’est-à-dire la possibilité de “rendre visite” à la perspective de l’autre, d’accueillir son point de vue. Cet élargissement n’implique pas de faire sien ce dernier et tous les autres points de vue visités. Il permet simplement, comme l’écrit Hannah Arendt, “d’être et de penser dans ma propre identité où je ne suis pas réellement”. En ce sens, la mentalité élargie permet une compréhension du monde qui suppose, d’une part, de se défaire de ses a priori tout en veillant à ne pas les remplacer par les préjugés des autres et, d’autre part, de convier dans chacune de ses décisions une multiplicité de perspectives.
On comprend dès lors mieux pourquoi les choix respectifs d’Antigone et de Créon ne sauraient être complètement validés par la street. Pour cela, il aurait fallu que l’une et l’autre convient un maximum de perspectives, plutôt que de se regarder le nombril. Si dans la pièce de Sophocle des personnages comme Ismène, la sœur d’Antigone, Hémon, le fils de Créon, ou le chœur peuvent faire prendre conscience du danger de telles œillères, “dans la vraie vie” l’appel à un médiateur se révèle propice à la création d’un espace de dialogue et à la convocation d’une pluralité de perspectives. L’avantage de pareil dispositif ? L’absence de tragédie à la fin de la médiation ! Car, si la pièce de Sophocle se conclut sur des morts en cascade, la rupture de la relation entre les parties prenantes à une médiation n’est que le début : elle ouvre la voie à une inimaginable discussion !
Marianne FOUGÈRE
Plume vagabonde et indépendante
* Sophocle, Antigone, Paris, Gallimard, coll. Folio théâtre, 2011.